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4 mars 2014 2 04 /03 /mars /2014 16:46

 

Tu dois le reconnaître : il n’y a pas que des inconvénients à être un écrivain que personne, exceptés quelques membres de ta famille polis ou deux-trois amis désœuvrés désirant diriger un instant leurs yeux à l’opposé des réseaux sociaux, ne lit.

Le premier avantage, bien entendu, est que tu peux écrire n’importe quoi. Tu te souviens encore de cette maison d’édition qui aurait bien aimé publier ton roman, mais qui voulait pour cela que tu en changes la fin. Nul doute que, si tu avais été aux abois, te nourrissant de graines prélevées sur des arbres sauvages, tu aurais volontiers accepté. En refusant, tu as gagné le droit d’écrire ce que tu voulais – quitte à ce que ce soit incohérent, ou même illisible.

Le second avantage découle du premier : puisque tu écris ce que tu veux, tu n’as aucune pression du résultat. Ce qui est quand même relativement agréable – ça ne remplit pas la marmite, mais c’est agréable.

Dans ton cas précis, la combinaison de ces deux avantages aboutit à une chose assez curieuse : tu, inspiré comme jamais par une idée qui va pour les Siècles de Siècles inscrire ton nom dans l’Histoire de la Littérature, commences ton Grand Œuvre ; puis, après une période assez variable – disons, entre quinze lignes et vingt pages – cette idée, faute d’obligation de résultat et grâce à ta propension à écrire n’importe quoi, cesse de t’intéresser, et est abandonnée comme un con de clébard sur une aire d’autoroute.

En parcourant d’un œil bienveillant la somme de ces écrits où, transsubstantiquement, les octets patiemment alignés se métamorphosent en tas de bouse, tu as pu repérer quelques incipits de légende, dans lesquels tu revisites les genres littéraires pour les faire tiens.

On peut y trouver, parmi beaucoup d’autres trucs, une resucée Kerouacienne aux accents Djianiens ;

« … Alors je suis parti. Mes chaussures avaient été inventées pour des pays sans graviers, et tout autour de moi des vautours tournaient sans but apparent ; mais je suis parti. En ces temps-là, je portais pour tout bagage une besace vide. Le ciel était zébré de rouge, un peu comme une Ferrari. Des tas de choses dans ce monde valaient peut-être la peine, mais je n’en voyais pour le moment aucune. J’avais trente-trois ans ; peut-être trente quatre. »

une tentative d’incursion dans l’univers du polar américain façon Ellroy ;

« Linda Lee était penchée sur l’évier ; Toni, judicieusement placé à deux mètres derrière elle, avait les yeux fixés sur son cul, qui bougeait lentement de droite à gauche comme un balancier de pendule – un balancier de pendule qui aurait eu la parfaite rotondité de deux melons de belle taille. »

quelques lignes visiblement Bukowskiennes ;

« On dit que certains peuvent vivre sans alcool. On dit aussi qu’il est important de vivre ; est-il pour autant important d’exister ? A côté de moi, un type ne se pose plus la question. Il est étendu sur le dos, ses bras dessinent de petits cercles alors qu’il chante lentement une berceuse de son enfance ; autour de son visage des papillons vont et viennent tels de petits vautours. Seize heures dans un bar de Séoul : le bon moment pour mourir un peu. »

ou encore un début typiquement Ellisien :

« Ce soir, le rendez-vous est au Duplex. J’ai juste une minute pour prendre une douche, et j’y vais. Il ne faut jamais trop tarder là-bas. J’ai eu une putain de dure journée, heureusement il me reste un peu de poudre sinon je ne tiendrai pas ; d’un autre côté je vais encore passer pour le type le plus speed de la place, mais tout le monde croque une chose ou l’autre, alors ça ne pose pas de problème. Je n’ai plus un tee-shirt propre, il ne me reste que cette affreuse chemise à pois même pas moulante, je ne sais pas où j’ai acheté ça, une fripe de KW certainement un jour où j’étais euphorique. Quoi qu’il en soit, je suis vraiment trop CREVE pour penser à ces choses-là. »

Rien, donc, qui menace vraiment d’enterrer la Littérature. Elle peut dormir tranquille jusqu’au prochain roman de Foekinos. Mais attention quand même : tu n’as pas écrit ton dernier mot.

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